Cet article est la retranscription d'une chronique d'Anthony Ozier - Lafontaine, diffusée dans l'émission du 5 octobre 2022 "Le Labo du turfu".
Dans cette émission, nous interrogeons le futur à l’aide des recherches scientifiques d’aujourd’hui. Encore faudrait-il que les résultats de ces recherches, et que les paroles de ceux qui la pratique soit entendu par tous. Quel devenir pour la place de cette communauté scientifique dans le débat public ?
J’ai cherché la réponse dans les tribunes écrites par les scientifiques d’aujourd’hui, qui alertent sur les enjeux écologiques.
2019, les scientifiques sortent de leur devoir de réserve
On commence en mars 2019 avec l’appel à une grève mondiale pour le climat de Youth For Climate, quelques mois après la première apparition médiatique de Greta Thunberg.
Quelques 200 scientifiques ont surpris l’opinion en sortant de leur neutralité habituelle, pour soutenir ouvertement cette grève dans le journal Suisse Le Soir. D’après TF1, ces scientifiques sortaient de “leur devoir de réserve”.
La même année, Le Point publiait la tribune de Michael Shellenberger, un auteur et militant qualifié d’écologiste « pragmatique », qui signe seul, selon qui :
Aucun organisme scientifique crédible n’a jamais dit que les changements climatiques menacent la civilisation d’effondrement et encore moins l’espèce humaine d’extinction.
De Michael Shellenberger / Le Point / 9 décembre 2019.
C’est drôle, parce que la tribune du Soir dont je parlais juste avant s’ouvrait ainsi :
Nous sommes des scientifiques et universitaires de diverses disciplines. Depuis des années, nos travaux disent des vérités difficiles à entendre sur l’état de la planète et du monde, et en particulier sur la menace existentielle que représentent les bouleversements climatiques et la destruction de la biodiversité.
Le soir, 20 février 2019
Vous avez beau être plusieurs centaines, d’après un militant écologiste pragmatique, vous n’êtes pas crédibles.
2019, c’est aussi l’année où la communauté scientifique prend conscience qu’elle ne peut pas légitimement alerter sur les enjeux écologiques si elle ne remet pas en question ses propres pratiques.
Dans le journal Le Monde, la tribune accompagnant la création du collectif Labos 1 point 5 (en référence aux 1,5°C d’augmentation de la température moyenne visés par les accords de Paris pour le Climat) rendait compte de l’optimisme qui motivait l’initiative :
Il s’agit d’une formidable occasion d’ouvrir la voie à une nouvelle éthique de recherche, à une activité scientifique toujours aussi fertile mais plus sobre, plus respectueuse de l’environnement.
Tribune du collectif Labos 1point5, publiée dans Le Monde le 19 mars 2019
En 2020, les choses changent. Le devoir de réserve et l’optimisme sont déjà loin derrière. La communauté scientifique se met à croire que la mobilisation citoyenne et la désobéissance civile sont les seuls moyens d’orienter les décisions politiques.
2020, appel à la désobéissance civile
Le 20 février, on passe le cap des 1 000 signataires scientifiques, avec une tribune du journal Le Monde, titrée : « Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire ». On peut y lire la colère face à l’inaction des gouvernements :
Depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à [cette] crise climatique et environnementale dont l’urgence croît tous les jours. Si nous persistons dans cette voie, le futur de notre espèce est sombre.
Tribune publiée dans Le Monde le 20 février 2020
L’engouement autour de cette tribune a donné naissance au réseau national Scientifiques en rébellion. Mais la frénésie de la rébellion a rapidement été confinée par le COVID, et pendant deux ans, les tribunes de scientifiques se sont focalisées sur la santé publique et les vaccins.
Ce ralentissement a paradoxalement redonné espoir à la communauté scientifique. La crise a prouvé qu’il est finalement possible de prendre des décisions politiques éclairées par l’avis scientifique.
On observe ce regain d’espoir dans deux tribunes de 2022, sur le site de France TV Info et sur Le Monde. Celle de février 2022, à la veille des élections présidentielles, a 1 400 signataires scientifiques, dont certains membres du GIEC et du Haut-Conseil pour le climat, parmi lesquels on trouve notre héroïne scientifique nationale, Valérie Masson-Delmotte. La tribune appelle à “sortir des discours de l’inaction”.
La seconde a été publiée en septembre 2022, en soutien d’une autre grève mondiale pour la justice climatique, et on retrouve parmi les 10 signataires certains signataires de la tribune précédente, comme Christophe Cassou, Céline Guivarch ou Gonéri Le Cozannet.
Dans ces tribunes, le ton n’est plus le même : plus de pessimisme, plus d’appel à la désobéissance civile. Les enjeux sont calmement listés, dans toute leur complexité et leurs interactions. Les solutions possibles et les questions ouvertes sont présentées pour être traitées démocratiquement.
2022, l’importance de former les politiques aux enjeux climatiques
Il semble que la société commence à comprendre que le devoir de réserve n’est pas pertinent face à une crise existentielle. La communauté scientifique a enfin l’impression qu’on va l’inclure dans le débat politique.
La preuve par le symbole de la tribune de juin 2022, sur le Journal Du Dimanche, où l’on voit apparaître parmi nos signataires scientifiques habituels le député écologiste Matthieu Orphelin. Les liens entre communauté scientifique et gouvernements se renforcent. Le chapeau de la tribune témoigne d’un changement de paradigme.
Après avoir constaté l’échec de leurs appels, les scientifiques ont décidé de prendre les choses en main. Fini les appels à agir, criés depuis leur tour d’ivoire universitaire, d’où personne ne les entend et tout le monde déforme leur message. Désormais, ils se rendent sur place, pour forcer les politiques à prendre en compte les enjeux climatiques.
Tribune publiée par le JDD le 18 juin 2022
Cette tribune annonce que les scientifiques agissent désormais concrètement, en formant les députés qui le souhaitent sur les enjeux du climat et de la biodiversité.
Depuis quelques années, je crois que nous sommes témoins d’un changement structurel de nos sociétés. La détresse puis la colère des scientifiques constatant leur impuissance ont permis de questionner le rôle de la communauté scientifique dans la société. Les scientifiques ont longtemps cru qu’il suffisait de créer des connaissances pour que la société se les approprie. Ce fut un échec, la société ne s’approprie que les connaissances qui rapportent de l’argent.
En lisant toutes ces tribunes, j’ai commencé à imaginer un futur où la communauté scientifique et les gouvernements se transforment pour entrer en symbiose.
Dans un premier temps, des chercheurs vont se reconvertir pour former les politiciens à la complexité technique du monde dans lequel ils doivent gouverner. Progressivement, les formations en politique vont inclure de plus en plus de sciences exactes, et les partenariats entre écoles d’ingénieurs et écoles d’administration vont se renforcer. On va commencer à voir apparaître des chercheurs et des professeurs d’université candidats aux élections municipales, législatives et présidentielles. Des partis politiques scientifiques qui défendent une gouvernance basée sur des connaissances académiques vont naître et se positionner comme une sortie de l’alternative gauche droite. Enfin, en 2042, 20 ans après cette tribune cosignée par des chercheurs et des politiques. Le peuple Français élit sa première présidente scientifique, portée par son slogan de campagne “Il n’est pas trop tard”.
Un beau projet non ?