Inaction climatique : votre cerveau n’est pas responsable !

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Sommes-nous vraiment câblé.e.s pour lutter contre le changement climatique ou devons-nous blâmer notre cerveau ? Julie Hemmerlin enquête sur cette idée qui se répand...
Cet article est la retranscription d'une chronique de Julie Hemmerlin, diffusé dans l'émission du 12 octobre 2022 "Éco-anxiété : un climat de souffrance".


Ces dernières années, une idée se répand auprès du grand public : nous ne serions pas câblés cérébralement pour agir contre le dérèglement climatique. Notre inaction serait la faute de notre cerveau car nous ne serions pas en mesure de nous limiter dans l’exploitation des ressources. Il faudrait assouvir les besoins de notre striatum… Vraiment ?

L’origine de l’idée

En 2019, Sébastien Bohler, journaliste scientifique et rédacteur en chef du journal « Cerveau et Psycho », publie un livre intitulé « Le Bug humain : Pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher ». Ce livre a reçu un succès certain auprès du grand public mais aussi auprès des médias. En tapant « striatum » sur le moteur de recherche Google, vous trouverez dès la première page de résultats 3-4 articles sur le sujet.

Sur un ton d’enquête scientifique, Sébastien Bohler nous invite à le suivre dans le développement d’une hypothèse pour répondre à la question (qu’il se pose lui-même) « Pourquoi, alors que nous sommes dotés d’outils extrêmement précis qui nous informent clairement de la tournure que vont prendre les événements dans quelques décennies, restons-nous impassibles ? ».

À la fin de l’introduction, il nous dévoile le coupable : il s’agirait du striatum. Le striatum est une structure sous-corticale, c’est-à-dire, une structure qui se situe sous les premières couches de notre cerveau, grossièrement. Le striatum serait la cause qui nous pousse à croître toujours plus, – dans le sens de croissance économique, qui est nuisible à l’environnement -, et la raison pour laquelle le système politico-économique dans lequel nous vivons perdure. Récemment, dans un entretien paru dans le journal Le Monde en juin 2022, il expliquait « Il y a un principe de croissance neurochimique dans notre cerveau, et nous avons construit un monde social, économique, financier, technique, fondé sur la croissance pour alimenter ce principe. ».

Une thèse fortement contestée par la communauté scientifique

Sans préjuger des intentions de Sébastien Bohler, il existe tout de même plusieurs critiques de la thèse qu’il développe dans un livre grand public qui ont émané de la sphère scientifique.

Premièrement : cette hypothèse est purement spéculative. Un collectif de scientifiques a publié une tribune dans le journal Médiapart en juillet 2022 dans laquelle il rappelle que l’hypothèse de Sébastien Bohler n’a en aucun cas suivi un processus d’évaluation scientifique par les pairs. Qui plus est, l’auteur du Bug Humain ne s’appuie sur aucune étude spécifique du comportement environnemental pour appuyer ses propos. Le collectif rappelle d’ailleurs « la totale absence de fondement scientifique de cette [hypo]thèse ».

Deuxièmement : l’hypothèse développée est très réductionniste. Il s’agit ici de réduire un problème complexe et multifactoriel à un problème simple. Réduire une fonction psychologique, et ici, des comportements et pratiques sociales à une structure cérébrale est largement dépassé. Le collectif de scientifiques dans Médiapart précisent que « Le fonctionnement d’une aire cérébrale est [donc] rarement transposable en termes psychologiques, a fortiori sociologiques. ». Donc, nos choix de consommation, nos modes de vie, ne se réduisent pas aux prétendus besoins sans limites du striatum. Malheureusement, comme c’est une explication simple, c’est aussi une explication facile à retenir et à s’approprier. On comprend mieux pourquoi l’idée se diffuse et se répand.

« Nous souhaitons ici solennellement informer les lectrices et les lecteurs de la totale absence de fondement scientifique de cette thèse [sur le striatum], et les mettre en garde contre ses implications que nous jugeons dangereuses. »

Collectif de scientifiques, Médiapart, 7 juillet 2022

Troisième problème : l’hypothèse repose sur une explication des comportements qui seraient déterminés biologiquement. En sciences, ça s’appelle le naturalisme (attention, dans l’audio je fais une erreur et dis naturalisation). Sauf que non, nous ne sommes pas câblés pour partir à la recherche de croissance du PIB. Le système consumériste n’est pas la conséquence de l’évolution de notre cerveau mais bien le résultat de choix politiques. Le collectif de scientifiques évoqué plus tôt déplore, dans sa tribune, l’absence de prisme et de perspectives socio-historiques pour expliquer l’inaction climatique. C’est oublier, qu’il a existé et existe des sociétés qui ne sont pas obnubilées par le progrès et la croissance économique. C’est également oublier que tout le monde ne rentre pas dans le système consumériste, que ce soit volontaire ou non. À titre personnel, je consomme moins : aurai-je un cerveau cassé ? A priori non. Mais que dire également de toutes ces personnes engagées depuis des années dans la lutte contre le dérèglement climatique ou de celles qui n’ont tout simplement pas les moyens de surconsommer ? Ce n’est pas le fonctionnement de notre cerveau qui engendre les catastrophes que nous vivons et voyons. En revanche, on peut dire qu’il est exploité « pour développer des économies productivistes, consuméristes, individualistes et polluantes » comme l’a indiqué Thibault Gardette, docteur en neurodéveloppement dans une critique sur le site Bon Pote en octobre 2020.

« A travers une approche historique, il est facile de comprendre que les désirs humains (et nos striatums) ne sont pas intrinsèquement néfastes, mais qu’ils peuvent être exploités pour développer des économies productivistes, consuméristes, individualistes et polluantes. Et qu’ils l’ont été. »

Thibault Gardette, Bon Pote, 28 octobre 2020

La faute à notre cerveau, mythe ou réalité ?

Le niveau d’analyse utilisé ici n’est finalement pas le plus pertinent : il faut se poser la question de la part de responsabilité qu’on peut attribuer à cet aspect cérébral. Est-ce que les entreprises comme Total qui ont financé pendant des décennies le climato-scepticisme n’ont pas une responsabilité plus importante que notre pauvre striatum ? Au fond, est-ce que ça a même une importance qu’une zone ou qu’une autre de notre cerveau soit impliquée ? Qu’est ce que cela change dans les enjeux climatiques ? Je crois que la réponse est simple : pas grand chose.

Évidemment, comprendre les mécanismes cérébraux est intéressant et changer les comportements individuels est nécessaire. Selon le rapport de Carbone 4 « Faire sa part » (juin 2019), notre empreinte individuelle correspond à 25% de notre impact carbone donc ce n’est clairement pas négligeable. Mais 25%, ce n’est pas suffisant. En revanche, pour s’attaquer aux 75%, ce sont bien des leviers d’actions systémiques qu’il faut mettre en place car ils seront beaucoup plus efficaces.

L’inaction climatique n’est pas un problème neuronal, c’est un problème politique !


Pour aller plus loin :

L’hypothèse avancée par Sébastien Bohler comporte quelques erreurs neuroscientifiques. Entre autres :

  • Le striatum ne produit pas de la dopamine, il la reçoit. De plus, « L’absence de « fonction stop » du striatum pour lequel il faudrait toujours « augmenter les doses » est une invention de Bohler […] en contresens avec les études scientifiques. » (Collectif de scientifiques, Médiapart).
  • La dopamine n’est pas l’hormone du plaisir, mais une hormone de prédiction du résultat d’une action. Pour des explications vulgarisées, voir le thread twitter de Jérémy Naudé, chercheur en neurobiologie au CNRS.
  • L’opposition entre un cerveau primaire et instinctif et un cerveau récent intelligent est un mythe. Ici voir le canal détox de l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) : « cette théorie longtemps demeurée populaire ne repose pas sur des fondements neuroscientifiques solides ».
  • Dans son livre, l’auteur se base sur des études en imagerie cérébrale pour appuyer ses propos. Néanmoins, la description d’une activité cérébrale n’est pas équivalente à une explication d’un comportement : on peut trouver qu’une zone s’active plus que les autres quand nous réalisons certains comportements. Mais ça ne veut pas dire que le comportement s’observe parce que cette zone cérébrale est active. Un énième problème de confusion entre corrélation et causalité.

D’autres ressources d’intérêt :

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