Un groupe de scientifiques multidisciplinaires qui prend la parole publiquement pour dénoncer l’inaction face à la crise climatique, l’effondrement de la biodiversité, mais aussi contre la pollution environnementale, notamment récemment avec le scandale des PFAS, les “polluants éternels”. Ici, nous avons parlé de la situation inédite de la politique française et de la place des sciences et de ceux et celles qui la pratiquent dans la société.
Aujourd’hui, nous sommes dans un contexte particulier : après un score record de l’extrême droite aux élections européennes, le président Emmanuel Macron a annoncé la dissolution de l’assemblée nationale ouvrant la possibilité au Rassemblement National (RN) de devenir majoritaire et d’installer un premier ministre au pouvoir.
Face à cette situation, quelle a été votre réaction, peut-être d’abord personnelle, puis au sein du collectif Scientifiques en Rébellion ?
Jérôme Santolini: Cela a été une sidération ! J’ai cru à une blague quand j’ai vu la dépêche tomber. Ensuite, c’est un sentiment d’angoisse qui m’a saisie pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours. Mais celui-ci s’est transformé en colère car je vis, comme nous tous et toutes, un moment historique pour nos sociétés. Un moment qui appelle à des réactions fermes et massives de l’ensemble des personnes qui ont envie de préserver un monde vivable pour les générations futures.
Ma position, en tant que scientifique et en tant que citoyen, est que le RN serait une catastrophe pour le climat, la biodiversité, la santé et les sciences. Mais au fond, le problème avec le RN, ce n’est pas tant la faiblesse de son programme écologique. Ce sont des problèmes très immédiats et directs. C’est la menace physique qu’il fait porter sur un très grand nombre de personnes, sur les citoyens, sur nos voisins, sur nos plus proches et nous mêmes. Le plus gros problème, ce sont les valeurs que le RN porte. Ces valeurs sont dénuées de toute forme de sociabilité et menacent de délier la société actuelle, de détruire les fondations et les fondements du vivre-ensemble et de l’héritage de siècles d’histoire. Tout comme la crise climatique nous menace d’un effondrement écologique, le Rassemblement National, c’est le chaos. C’est le chaos social et moral.
On en a discuté au sein des collectifs auxquels j’appartiens, que ce soit Sciences Citoyennes ou Scientifiques en Rébellion, sans forcément tous être d’accord. Mais dans ces conditions, que l’on soit scientifique, médiateur ou artiste, c’est la même chose, ça ne change rien, nous partageons le même destin. L’engagement, le moteur, l’objet de cet engagement ne doit pas forcément porter sur l’écologie ou les sciences. Il doit porter sur les menaces des valeurs que fait peser le RN. J’avais cette formule en interne, que l’on a pu entendre dans certains collectifs zadistes [issus des ZAD – zones à défendre, ndlr] que, “nous ne défendons pas la nature, mais que nous sommes la nature qui se défend”, ici c’est la même chose : nous ne sommes pas des scientifiques qui défendons la société, nous sommes la société qui se défend. Dans ce contexte, un discours sectoriel qui adresse ces questions sous le prisme de l’écologie ou du climat, nous fera paraître complètement déconnectés, privilégiés et insensibles à l’ensemble du sort des citoyens. Ce qui est déjà une image qui nous colle à la peau. Cette dispersion des enjeux est, et continuera d’être, instrumentalisée par le Front national. Enfin, le Rassemblement National, mais c’est la même chose !
Le CNRS organisait ce mardi 18 juin un colloque pour les parlementaires. Le but était de placer la science au cœur de la politique. On entend souvent que la recherche doit rester objective et le plus « neutre » possible. Certains politiques accusent la science d’être militante.
Selon vous, tout d’abord, est-ce possible d’être totalement neutre en science ? Et deuxièmement, face à la crise climatique et à l’effondrement du vivant, la science doit-elle se mêler des questions politiques ?
JS: C’est ce que dit le comité d’éthique du CNRS, de l’Inrae ou même de l’Ird. Le mythe de la neutralité des sciences, des savoirs et des scientifiques est en train de se dissiper. Ce mythe émerge, je pense, avec l’expansion du libéralisme puis du néolibéralisme d’après-guerre, qui veut maintenir la recherche dans son enclos. On attend des savoirs scientifiques qu’ils soient robustes, fiables, pas qu’ils soient neutres et transparents. Il est illusoire de penser qu’on devrait la maintenir dans son enclos et faire en sorte qu’elle ne se mêle pas des affaires de la société. Les savoirs, c’est la matière dont est fait le futur, et la science est avant tout un projet de société. Les savoirs façonnent le monde et les scientifiques participent à la construction du monde d’aujourd’hui et de demain. La neutralité revendiquée des scientifiques est une espèce de cache-misère pour justifier une forme de frilosité, voire de lâcheté de certains ou de certaines. Ou bien un prétexte pour maintenir un système politique en place et collaborer avec les puissances existantes. La neutralité en sciences est un concept creux qui n’est pas opposable à l’engagement des scientifiques dans l’espace public : c’est la conclusion des 2 journées organisées par le comité d’éthique du cnrs sur ces sujets les 13 et 20 mai 2024.
Si le RN arrive au pouvoir, qu’est-ce que cela augure pour l’écologie, la lutte contre le changement climatique et la préservation de la biodiversité ?
JS: Le RN au pouvoir, cela augure le pire et cela annonce l’accélération et l’amplification des catastrophes. Et ceux et celles qui seront frappées, ce seront les plus vulnérables, ce ne sera pas Vincent Bolloré ou les multimilliardaires qui financent le RN. Ce sont leurs électeurs et électrices qui seront touchés. Mais le problème est que le RN vit sur une autre planète et invente une réalité qui n’existe pas. Il construit des projets politiques à partir de faits et d’histoires qui n’existent pas. Il crée une espèce de panique politique autour de menaces inexistantes. Nous avons d’une certaine manière perdu, collectivement, le sens des réalités ; nous ne reconnaissons plus le monde dans lequel on vit aujourd’hui. C’est sur la base de cette déconnexion du monde que le RN fait aujourd’hui son score. Si on partageait ces savoirs, si on créait un commun des savoirs, on n’en serait peut-être pas là. Le rôle du scientifique, c’est de dire le monde, de rappeler le monde dans lequel on vit : il doit donc naturellement s’opposer au RN, dont la mécanique repose sur la falsification du réel.
En réaction à cette situation, on assiste à un accord d’unité des différents groupes de gauche pour former un Nouveau Front Populaire (NFP). Malgré des divergences, notamment entre le Parti Socialiste (PS) et La France Insoumise (LFI), un programme commun a été proposé.
Pensez-vous que les propositions de ce Nouveau Front Populaire sont efficaces ? Et pensez-vous que cette stratégie va dans le sens des constats scientifiques ?
JS: Dans le programme du NFP, il y a un devoir de pragmatisme. Il y a dans ce programme une injonction qui est opposée à celui du RN : celle d’enclencher durablement une transformation écologique et sociale pour un sursaut et une transformation profonde de nos modèles de société. Parce que ce que propose le RN, c’est finalement de continuer le pire. Ils ne sont pas alignés avec les recommandations scientifiques internationales. Ils ne cherchent pas de solution ou à en finir avec ce qui a pu nous conduire dans cette impasse, au contraire, le chaos ça les arrange.
Il ne s’agit pas ici de mettre du sparadrap sur une jambe de bois, il faut changer de modèle. Tout le monde le dit, non pas juste les activistes mais bien les scientifiques du GIEC et les responsables politiques comme le secrétaire général de l’ONU [António Guterres, ndlr].
Depuis des années, il existe cette espèce de mystification : on a fait passer les hommes et la nature comme des variables d’ajustement de notre système économique. Ce système ne fonctionne pas et nous en payons maintenant le prix. Mais le prix n’est pas payé par ceux qui ont bénéficié de ce modèle pendant des décennies. C’est la “nature” pillée et saccagée, ce sont les hommes et femmes exploité.es et dominé.es qui en ont payé le prix tout ce temps, et qui paieront encore le prix du programme social, écologique et économique de droite et d’extrême droite.
Aujourd’hui, on ne peut pas se taire, on ne peut pas ne rien faire. La raison de l’engagement des scientifiques, c’est que quand on sait quelque chose, notre éthique nous impose de l’inclure dans nos réflexions et actions. Donc aujourd’hui, on est en face de quelque chose d’effroyable et on ne peut pas rester sans rien faire. La chose positive, c’est que le futur n’est pas écrit et peut être joyeux si nous agissons.
Jérôme Santolini ajoute avoir vu, en manifestation, inscrit sur une pancarte :
“Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles”, une phrase attribuée à l’écrivain suisse alémanique Max Frisch, qui l’aurait énoncée dans les années 1950 [voir l’article d’Edwy Plenel sur Mediapart, ndlr].
Nous nous devons d’agir face au péril qui nous menace !