La suite de l’entretien de Joëlle Zask, réalisé et retranscrit par Jérémy Freixas pour Le Labo des Savoirs et tiré de l’émission La Science n’a PAS la réponse.
La première partie de cet entretien est à retrouver ici.
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Cette question de la distance, elle revient beaucoup dans votre livre Admirer. Vous menez un travail de distinction sémantique entre admiration, fanatisme, fascination. Pourriez-vous nous en dire plus ?
L’admiration se distingue très nettement à la fois du fanatisme et de la fascination, situations dans lesquelles la distance avec l’objet est abolie. Le fan est quelqu’un qui, pour dire les choses un peu schématiquement, qui voudrait absorber l’objet de son fanatisme en lui-même, l’engloutir en quelque sorte, le faire sien.
C’est la raison pour laquelle, dans les phénomènes sociaux de fanatisme, les tentations d’appropriation de l’objet sont vraiment très courantes, que ce soit un morceau de son vêtement, de ses cheveux, un toucher. On veut assimiler l’objet en soi. D’une certaine façon le fanatisme consiste à prendre la place de ce dont on est fan.
La fascination, c’est un peu le contraire. La fascination, c’est le fait de vouloir s’absorber dans ce qui nous fascine, ce qui produit un effet de dépersonnalisation, de désindividuation, très grand. C’est une tentative de correspondre à l’image que nous renvoie l’objet qui nous fascine.
L’usage politique de la fascination est énorme. Le chef charismatique, c’est un chef qui fascine, et il fascine en produisant de lui-même une image qui est comme un miroir tendu aux masses. Miroir dans lequel les masses ont le sentiment de se voir eux-mêmes, d’être représentées.
Ce sont des phénomènes d’identification assez différents. Dans le premier cas, j’identifie l’objet à moi, dans le second, je m’identifie à l’objet. Ce sont des phénomènes massivement importants aujourd’hui, contrairement à l’état chimiquement pur de l’admiration. Elle peut se teinter de fascination ou de fanatisme, ce qui la dénature vraiment quand c’est le cas. L’admiration est dans la distance. Il n’y a plus d’admiration quand il y a abolition de la distance avec ce que j’admire.
C’est un peu ce que j’ai essayé de montrer : la crainte que l’admiration mène automatiquement vers des sentiments de soumission à des modèles, d’adhésion à des héros, idée très présente dans la littérature philosophique sur le sujet, est une crainte qui n’est pas fondée.
Cette distance, j’imagine qu’elle est très utile pour mener une activité d’observation scientifique.
Observer demande de considérer l’objet en tant qu’indépendant de soi. Cela veut dire considérer l’objet en fonction d’une logique qui n’est pas la nôtre. C’est assez compliqué à faire, on a beaucoup de mal à se départir de ses manières habituelles de penser pour aborder la nouveauté. Je crois que c’est un peu comme ça qu’on doit se tenir face à un objet qu’on veut observer. Comme le disent les artistes d’ailleurs, qui sont d’immenses observateurs, on essaie d’apprendre à voir autrement ou d’une manière différente de la manière dont on voit habituellement.
Par exemple, trancher sur la comestibilité d’un champignon trouvé dans la nature sera plus facile avec des dessins analytiques, qui montrent des choses qui ont été observées, qui les mettent en exergue, plutôt qu’avec une photo. Parfois les photos sont très analytiques, mais souvent elles sont beaucoup moins précises que les dessins parce qu’elles égalisent les détails. Elles ne permettent pas de faire les choix que le dessin permet de faire. Le dessin nous met sur la piste de cette distance qu’il nous faut par rapport à l’objet. C’est une première chose. Après, on va introduire évidemment dans ses observations des variations permettant d’en tester la validité.
Par exemple, on peut cueillir le champignon pour voir ce qu’il y a dessous. Si on ne veut pas le cueillir, on va photographier ses lamelles pour observer leur disposition et faire des identifications de ce type. On a toutes sortes de dispositifs techniques permettant de détailler l’invisible en quelque sorte, ou le non-directement visible, sans pour autant détruire l’objet.
Pour revenir à Réaumur, son utilisation de ruches en verre transparent lui permettait de voir ce qui se passait à l’intérieur sans perturber, apparemment, la conduite des abeilles. On peut aussi enfumer les abeilles ou les réfrigérer pour les anesthésier. Cela permet de faire des observations sans les tuer.
On peut introduire des dispositifs techniques qui ne sont pas trop invasifs, et ça pose évidemment la question de l’observation des êtres vivants : qu’est-ce qu’on peut s’autoriser à faire ? l’utilisation des animaux de laboratoire pose beaucoup de questions. Je crois que l’admiration permet de garder le matériau qu’on observe dans l’état, où il est le plus possible.
Cette distance par rapport à l’objet observé permet aussi de faire varier les facettes de l’objet de manière à enrichir l’observation initiale. Il devient possible de faire varier les conditions d’observation. Les observations menées associées à une démarche expérimentale ne s’effectuent jamais dans le vide. Nous observons en fonction des idées que nous nous faisons du fonctionnement de l’objet, ou de son importance. Nous avons toujours à faire à des allers et retours entre de la théorie et des faits. Entre de la théorisation, des hypothèses, puis des observations.
Je ne rejoins pas Claude Bernard lorsqu’il disait, que l’observation c’est comme tendre un miroir à la nature : je crois que c’est faux. L’esprit expérimental, c’est d’observer en fonction d’idées qu’on se fait du fonctionnement de ce qu’on observe. Mais si évidemment les théories ont le pouvoir de construire des faits, les faits ont aussi le pouvoir de réfuter des théories, ça va dans tous les sens.
Cette distance, elle permet de multiplier un peu les points de vue sur l’objet. Notre émission traite justement de « ce que la science ne sait pas encore ». J’imagine que cette distance est très utile pour explorer des océans de mystère. sera donc très utile pour la recherche scientifique ?
Parlons plutôt d’inconnu, parce que mystère ça pourrait sembler un peu un peu mythique comme s’il y avait des arrière-mondes ou des supramondes. L’esprit scientifique, comme le disait Einstein, s’accompagne de l’idée d’une forme d’incommensurabilité de l’univers par rapport à nos capacités de recherche et de compréhension. Dans l’absolu, rien n’est inconnaissable : évitons le relativisme de dire que ce qu’on connaît est toujours relatif à la structuration mentale de notre esprit.
Ce n’est pas du tout le sens derrière ces mots d’Einstein. L’immensité de l’univers en soi n’est pas un obstacle au progrès de la science, on doit la prendre en considération pour conserver l’attitude expérimentale et l’ouverture adéquates vis-à-vis de ce qu’on considère comme étant le connu.
Cette idée est fondamentale, sinon les sciences s’empêtraient dans le dogmatisme. Il n’y a rien de définitif et de fermé dans les sciences, tout est objet de discussion. Même le darwinisme est objet de discussion. Cela ne veut pas dire qu’il est réfuté, mais qu’il est complété, qu’il est accompagné de nouvelles hypothèses, qu’il est ouvert vers d’autres hypothèses pouvant être rectifiées dans certaines de ses évolutions scientifiques. On peut citer par exemple la morphogénèse, la phylogénèse, les espèces, la naissance de l’humanité, la transmission des gènes, voilà. La lumière des expériences et des sciences nouvelles permet de revisiter le darwinisme, sans le réfuter.
Considérer des arguments religieux anti-évolutionnistes amène au dogmatisme, ça n’a plus rien à voir avec de la science. Des propos comme « Dieu a créé l’univers en sept jours, point final », « l’homme est ce qu’il est au départ, il ne vient pas d’autres espèces ». Il s’agit vraiment de relativisme et de révisionnisme non scientifique.
La science est structurellement révisionniste. Elle révise ses croyances, mais toujours d’un point de vue de la science, d’un dialogue avec ce qui a été déjà trouvé, connu et partagé. On ne compare jamais le zéro dans les sciences. Comme dans l’art d’ailleurs, le fonctionnement est très proche.
Vous voulez en dire plus sur ce parallèle entre l’art et la science ?
Les artistes fonctionnent aussi conformément à cette logique de révision et d’enrichissement permanent de ce qui est déjà là. Ils n’ont jamais une attitude de réfutation, même s’ils prétendent parfois le faire. On entend parfois « Fonder un art nouveau, c’est le propre des avant-gardes ». En réalité, qu’il s’agisse de leur propre œuvre ou de l’inscription de leur œuvre dans l’histoire de l’art, leur action est considérée comme des nouvelles propositions, comme des gestes qu’ils posent, qui prennent acte dans une certaine mesure de tout le passé.
Un artiste qui fonctionnerait dans l’ignorance de ce qui s’est passé ne ferait que répéter ce qui a déjà eu lieu. C’est vraiment en s’appuyant sur l’immense réservoir de formes et de gestes qu’il est susceptible de proposer quelque chose de nouveau. Cela ne va pas de soi : c’est difficile, tant dans les sciences comme en art. C’est ce que s’efforce de faire un artiste qui n’est pas dans la répétition, dans ce qu’on appellerait l’académisme. Cézanne par exemple se pensait comme précurseur. Pas dans le sens de quelqu’un qui ouvre une voie nouvelle, ni comme quelqu’un qui chemine de A à Z sur cette voie ou qui récuse les voies qu’ont suivies à ses contemporains ou ceux qui l’ont précédé.
Un dernier sujet que je souhaiterais aborder avec vous. Pour mener ces explorations, il faut susciter des vocations. Vous dédiez un chapitre sur l’enseignement : est-ce qu’on peut susciter l’admiration chez les étudiants et les étudiantes ?
Je pense que susciter l’admiration c’est relativement facile : il suffit d’y penser. D’une part, l’admiration d’un professeur lui-même en admiration face aux objets qu’il enseigne est contagieuse. Personnellement, j’ai beaucoup admiré des professeurs qui eux-mêmes étaient des admirateurs, qui par exemple avaient une admiration sans borne pour tel personnage historique, pour tel paysage de savane en géographie, pour tel texte littéraire.
Je me souviens de professeurs qui admiraient certains textes et qui en parlaient beaucoup mieux que lorsqu’il s’agissait d’enseigner des sujets qui ne les intéressaient pas vraiment en fait. Cette différence elle est cruciale dans l’enseignement
Un professeur qui s’ennuie, ce n’est pas un professeur qui va pouvoir véritablement transmettre quelque chose de l’esprit de la discipline qu’il enseigne.
Ensuite, chez les plus jeunes, on peut susciter effectivement des vocations à travers des exercices d’admiration. Par exemple, les entraîner à décrire ce qui les étonne, à décrire ce qu’ils voient pour la première fois, à observer sous tous ses angles un objet sur lequel ils n’ont jamais posé les yeux. Le résultat est impressionnant.
Il y a peu, des étudiants de Lyon sont venus à Marseille me rencontrer. Ils travaillaient sur une question en lien avec les places publiques. J’ai écrit sur cette question. Je me suis demandé quel était ou quel devrait être le design, la typomorphologie d’une place qui serait adaptée au mode de vie démocratique. On a fait un tour dans mon quartier où il y a beaucoup de places. Je leur ai proposé d’écouter, de sentir les endroits où on était. Ils ont vu des milliers de choses qu’ils n’avaient jamais remarquées. Le fait même d’attirer leur regard sur la configuration de la place et de leur dire : alors là, comment vous vous sentez ? qu’est-ce qu’on entend ? est-ce qu’il n’y a pas trop de bruit ? les arbres, l’ombre, comment ça se dessine ? les façades ? ils ont commencé à regarder, à se positionner par rapport à leurs propres observations. Ils étaient en admiration devant toutes les informations qu’ils arrivent à glaner en 5 minutes parce qu’en fait ils ne l’avaient jamais fait. A la fin, ils m’ont dit à la fin « Merci, en fait on n’avait jamais regardé des choses comme ça, maintenant on ne les regardera plus pareil ».
Cela manque dans l’éducation. Le passage par cette expérience personnelle qui fait naître aussi l’admiration par rapport à ses propres facultés d’observation, par rapport à l’éventail de choix auquel nous mène l’élargissement de nos facultés d’observation. C’est vraiment génial. Je ne comprends pas qu’on ne l’utilise pas. Les jeunes enfants y sont tellement ouverts.
J’ai des petits-enfants et je n’arrête pas de leur faire observer des choses : ce sont des vrais gloutons par rapport à l’admiration et par rapport à l’observation. Ils sont déjà sur la voie d’un esprit scientifique qui va peut-être être détruit au fur et à mesure que le temps va passer, à l’école traditionnelle, qui ne fait pas appel à leur expérience et à leur sens de l’observation.
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Merci encore à Joëlle Zask d’avoir pris du temps pour répondre à nos questions. Restez branché-es sur les actualités des éditions Premiers Parallèles pour vous tenir au courant de ses prochaines publications.
Images : G. Garitan, Gauthier Delecroix, Bibliothèque Municipale de Lyon, Duncan Cumming, Mila Araujo, Histoire naturelle des champignons comestibles et vénéneux, Acidhelm, JR P