Son approche de philosophe lui permet de tirer l’essence de ce qui fait l’admiration. Une posture qui n’est pas sans rappeler le lien entre la recherche et son objet d’étude.
Comment proprement définir l’admiration ? Quel rôle joue-t-elle dans l’activité de recherche ? Comment la susciter à tout âge ? Retrouvez les réponses à ces questions et plus encore à la lecture de cet entretien, réalisé et retranscrit par Jérémy Freixas pour Le Labo des Savoirs.
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Bonjour Joëlle Zask, pourriez-vous présenter votre travail en quelques mots ?
Je suis philosophe, j’enseigne la philosophie à l’Université d’Aix-Marseille. Je suis spécialiste du pragmatisme, un courant de philosophie américaine de la fin 19e siècle – début 20e siècle.
Je me penche depuis très longtemps sur les questions qui sont liées aux théories de la démocratie, aux pratiques de la démocratie. Démocratie que j’entends plus comme un mode de vie personnel que comme une forme de gouvernement. C’est aussi dans ce cadre-là que j’ai écrit sur l’admiration.
Comment est-ce que vous en êtes venue à étudier l’admiration ?
C’est par l’intermédiaire des critiques de la science. Depuis déjà un certain nombre d’années, on est confronté à des critiques de type épistémologique, morale, théologique ou métaphysique de la science, de la scientificité, de la véracité scientifique. Il y a même des scientifiques qui, une fois inféodés à des impératifs financiers, par exemple ceux des grandes firmes, en viennent à nier la validité de la démarche scientifique.
J’ai beaucoup travaillé sur les conceptions dogmatiques de la science, l’idée quelle serait le chemin vers la vérité absolue, associé à une quête de certitude. Cela me semble être une croyance très pré-scientifique.
J’ai aussi travaillé sur l’esprit expérimental, l’esprit de vérification, l’esprit d’enquête, qui constitue finalement la base, à mon avis, du succès des sciences en termes de conceptualisation, en termes de compréhension des phénomènes qui nous entourent. Cet esprit, qui me paraît être complètement relié à l’esprit scientifique, a à voir avec l’admiration. Une notion que j’avais trouvée en particulier chez ce grand savant du 18e siècle, Réaumur.
Réaumur associe l’esprit scientifique à la conviction qu’il restera toujours quelque chose à découvrir. Autrement dit, l’objet que j’étudie n’est pas réductible à l’ensemble des observations et des concepts ou des théories que je peux en forger. Il déborde de partout. Cela ne veut pas dire que ce que j’en conceptualise ou ce que j’en théorise est faux. Ça veut juste dire que c’est partiel, que c’est révisable, amendable, que ça peut être complété, que ça peut être mis en comparaison, etc.
La science procède du connu vers l’inconnu, sachant que cet inconnu, d’une certaine façon, persiste. Et c’est cela qui est admirable.
Le caractère si complexe, si protéiforme, si bigarré, si divers du réel amène à considérer l’infinité. Je considère aussi à quel point il va au-delà de ce que je peux en connaître. Je dirai qu’il y a aussi un aveu de modestie dans l’admiration.
Quelqu’un qui admire, c’est quelqu’un qui est modeste, qui voit bien les réductibilités de ce qu’il admire à ce qu’il en conçoit, ce qu’il en perçoit. Cette grandeur qui le dépasse va être utilisée comme une espèce de carburant pour sa propre recherche.
Pour les personnes qui ne le connaîtraient pas, pourriez-vous décrire les travaux de Réaumur ?
Réaumur, qui avait aussi toute une pensée philosophique anti-théologique, a beaucoup étudié les insectes. Objet d’étude qui, en 1740-1750, paraissait vraiment tout à fait méprisable. Il a écrit notamment huit traités sur les abeilles. Il les a étudiées de très près, en mobilisant des méthodes tout à fait inédites.
C’est à propos de l’observation des abeilles qu’il forge la notion de merveilleux vrai. Il dit qu’il se rencontre beaucoup de merveilleux dans les fables, dans les contes, mais le réel contient une dose de merveilleux encore plus grande que celle qu’on peut trouver dans nos délires les plus imaginaires.
Le merveilleux, comme je le disais, déborde la connaissance. Il s’agit de ce dont on fait l’hypothèse qu’on ne connaît pas encore, ce qui ne veut pas dire qu’il nous est interdit de le connaître. On ne change pas pour autant de dimension ontologique, on ne change pas de monde, on ne passe pas à un surnaturalisme pour autant. Ce sentiment de merveilleux est évidemment teinté d’une dimension esthétique. Et c’est important de considérer, je crois, la dimension esthétique de la recherche scientifique. On a pris l’habitude de les couper, mais c’est une erreur. Les scientifiques à la paillasse recourent beaucoup un vocabulaire esthétique pour parler de la manière dont ils travaillent, de ce qu’ils recherchent en termes de théorisation ou de conceptualisation.
Ce concept d’admiration, il permet de saisir une partie du lien qui existe entre les scientifiques et leur sujet de recherche ?
L’admiration n’est pas réservée à une catégorie d’objets ou de sujets. La relation expérimentale, suppose une certaine distance par rapport à l’objet. On doit pouvoir en transformer certaines des modalités, sinon il n’y aurait rien à observer. J’observe ainsi les effets de mes propres pratiques d’observation, sinon je n’observe rien du tout. Mais en même temps, on ne doit pas transformer l’objet jusqu’à aller le détruire ou lui faire changer complètement de propriété, parce que sinon, ce que j’observe sera un pur et simple artefact.
Je trouve cette relation-là très intéressante, c’est là que vient se loger l’admiration. Je dirais que l’admiration est une relation à l’objet qui permet de conserver la bonne distance pour alimenter la connaissance que j’en ai. Les admirateurs que j’ai rencontrés sont intéressables sur les sujets qu’ils admirent, ils sont très savants. Quand on parle avec eux, la réaction assez naturelle, c’est d’aller en savoir plus, de se mettre soi-même en recherche d’informations supplémentaires sur l’objet qu’ils ont admiré. L’admiration est quelque chose de très contagieux. On apprend ainsi des autres à travers leurs objets d’admiration.
Cela contribue à alimenter l’esprit scientifique, qui est un esprit communautaire, d’échange, de dialogue. Une connaissance qui n’est pas commune, ce n’est pas une connaissance scientifique, c’est une hallucination, disait Peirce. Cette dimension de partage est très importante.
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La suite de l’entretien, c’est par ici !
Merci encore à Joëlle Zask d’avoir pris du temps pour répondre à nos questions. Restez branché-es sur les actualités des éditions Premiers Parallèles pour vous tenir au courant de ses prochaines publications.
Images : Vern, G. Garitan, Gauthier Delecroix, Bibliothèque Municipale de Lyon, Duncan Cumming, Mila Araujo, Histoire naturelle des champignons comestibles et vénéneux, Acidhelm, JR P